GILBERT CROUE


LA MEMOIRE

DE SAINT NICOLAS

ET LA BEAUTE DU TIGRE

Sommaire


Conseiller technique et pédagogique régional pour les Arts plastiques auprès de la Direction Régionale de la jeunesse et des sports de Provence, Alpes, Côte d'Azur.

Chargé de cours en Histoire de l'Art, Département d'Histoire, Université de Nice Sophia-Antipolis


Au détour d'une salle de musée, la vue d'un petit morceau de bois peint, peut-être vers l'an 1400, peut nous émouvoir. Ce n'est pourtant, en sa réalité, qu'un objet simple : quelques taches sur une planche avec un fond d'or, quelques traits qui dessinent la vie d'une rue de Sienne quelques séquences de l'histoire de Saint Nicolas, le protecteur des enfants et des jeunes filles.
D'où vient cette émotion à la vue de ces images ? N'est-ce pas seulement une convention ? Après tout, ces panneaux de bois peints ne sont que des objets banals essuyés de couleurs, les mêmes couleurs dont on pouvait peindre autrefois les volets ou les charrettes.
En quoi réside cette différence qui nous fait priser au plus haut point ces objets de convention ?
Parce que ce sont des objets historiques ?
Parce que ce sont des objets reflets du savoir et de la connaissance du passé ?
Parce que ce sont des témoins des mentalités et des croyances d'un temps ?
Certes c'est tout cela, mais il y a aussi ce qui relève de la beauté, de notre estimation de la beauté. Dans les milliers de panneaux peints au XIVème ou au XVème siècle, quelques-uns atteignent à la beauté qui nous émeut. Nous sommes sensibles à la beauté évidente qui s'impose et pourtant nous avons beaucoup de mal à la définir. L'oeil et le cerveau possédant des capacité à s'exciter d'abord et à s'émouvoir ensuite, étonnantes et incompréhensibles.Les taches agencées, les traits affinés et striés dans l'enduit d'or, font vibrer notre capacité de plaisir. Le beau peut s'imposer à nous, alors qu'on ne peut ni vraiment le définir, ni vraiment obtenir un accord unanime. Le beau n'est pas raisonné, il est en résonance avec notre être par un faisceau de données qui correspondant à des vibrations personnelles, et, au mieux, partagées avec quelqu'un. Peut-on s'aventurer à parler de «cordes esthétiques » comme on parle de cordes vocales ?
L'objet qui nous émeut et déclenche la contemplation, offre des repérer familiers et satisfaisants très fréquemment. On ne peut totalement entrer dans un sujet qu'on ne connaît pas. Pour émouvoir, le sujet doit offrir une part de correspondance avec notre univers. Si j'admire un petit panneau peint à propos de Saint Nicolas c'est parce que je connais, pour partie peut-être, les histoires et légendes de Saint Nicolas. J'aime l'objet parce qu'au minimum je comprends l'objet, sa fonction et son sens. Peut-on s'émouvoir d'un objet dont on ne comprend pas la signification ni l'usage ? Peut-il y avoir une beauté « en soi » qui s'impose sans passage par l'intellect, par la compréhension et l'analyse des perception ?
Je ne crois pas.
Nous disons communément d'un paysage qu'il est beau parce que nous pouvons le décoder avec un minimum de culture du quotidien de la vue ; nous le comparons à la rigueur, mais cette capacité ne pose aucune difficulté culturelle et relève de la banalité, voire du lieu commun l'objet du monde artistique, de la production que nous qualifions d'artistique, demande une connaissance tout autre pour être perçu, reconnu, compris, apprécié, comparé. Le beau est, peut-être, toujours comparatif. Nous retenons entre deux pierres striées celles qui révèle un mollusque fossile, organisé en rythme spiralé, alors que la pierre simplement striée par le hasard est délaissée par notre regard. Dans une, on reconnaît une organisation qui se réfère à la vie, à une vie lisible, dans l'autre on ne voit que pierre, qu'effet géologique.
Pourtant l'objet naturel peut être satisfaisant pour l'oeil : telle matière d'arbre, telle veine de pierre peuvent nous retenir, mais avons-nous de l'émotion ? Non, je ne crois pas. Il semble qu'il y ait émotion, et peut-être beauté, là où, en plus d'un objet satisfaisant pour l'oeil, il y a trace de l'histoire, passage du temps marqué par des êtres.
 
Je me souviens d'un jour où je visitais une exposition sur « Le Trésor de Bagdad », au Petit Palais de Paris. il y avait là des objets précieux, des sculptures antiques, des céramiques rares. Bref, des objets qui correspondaient à la définition large des objets historiques et artistiques. J'ai regardé tout cela avec un intérêt culturel, avec application et constance, à plus forte raison parce que je ne connaissais rien à cette période de l'antiquité et à ce lieu si important pour ses relations avec la berceau culturel méditerranéen.
Mais l'émotion la plus grande m'est venue d'un seul coup du bas d'une vitrine. Il y avait là, sur un socle, un petit tigre de terre cuite, modelé il y a 4000 ans. Le ventre de l'animal était étiré avec la trace des doigts, les dessins enroulés des empreintes des bouts de doigts étaient visibles, comme frais ! L'homme et sa trace visibles 4000 ans plus tard ! Un homme de chair comme moi et aimant modeler lui aussi la terre et représenter le monde avec des moyens ancestraux, un homme présent devant mes yeux et dialoguant par son art simple, efficace. Mon émotion était maximale, j'étais jeune, je découvrais l'art. J'ai compris en un instant la fonction de l'art et le poids de la beauté que peut exprimer n'importe quel objet fabriqué par l'homme. Ce que je cherchais dans l'art, c'était ce dialogue si simple avec un homme de 4000 ans. Seul l'art peut mettre en correspondance les êtres à travers l'Histoire par le biais d'objets destinés à incarner un idée, une fonction, un savoir-faire. Devant mon tigre, j'étais devant la beauté du monde. Cet objet, pourtant dérisoire par sa matière tirée de la boue du fleuve, était porteur d'une telle émotion, qu'il me permettait de dialoguer d'homme à homme en traversant l'Histoire.
 
C'est la même émotion que je ressens quand je contemple de près un dessin de Michel-Ange ou de Raphaël. Le dessin, plus que la peinture, rend présente la trace de l'homme. De près, les traces des sanguine écrasée ce sont les traces réelles de Michel-Ange. De près, le passage en creux du stylet dans le feuille c'est la présence de Raphaël. Les égratignures de la plume ou du roseau dans les griffures d'encre brune sont la preuve de la présence réelle, devant moi, de Rembrandt.
 
Le beau parle toujours de l'homme. Ce qui nous émeut c'est, peut-être, l'écho que nous trouvons dans les objets d'art du vieil être que nous sommes, les uns et les autres, portant en nous les générations passées et la mémoire du Monde, chacun pour notre part. L'Histoire fait sa trace en nous sans que nous le sachions, nous sommes porteurs de son patrimoine. La beauté qui nous convainc c'est, peut-être, celle qui nous révèle, à travers un objet admiré, combien nous sommes porteurs de l'histoire du Monde et combien nous admirons les mêmes choses que les ancêtres. La beauté contient un part de cette révélation de notre rattachement à l'Histoire. Dans un temps où ce que nous lie aux autres tend à disparaître, l'objet qui nous relie à la longue durée nous séduit, nous rassure : nous pouvons encore être porteurs du Monde et de la connaissance à transmettre. Le succès des grandes expositions relève de ce sentiment d'appartenance à une continuité culturelle. Mais cette continuité est fragile, combien d'objets ne nous parlent pas ou plus ! Encore faut-il comprendre ces objets qui nous attirent, qui nous révèlent la beauté du Monde sur le long terme, qui nous offrent d'appartenir à une tradition. Et là se posent les questions de la transmission et de la responsabilité de ceux qui assurent cette transmission. Un des problèmes clés de cette transmission de l'émerveillement devant les objets d'art, c'est l'enseignement des connaissances nécessaires à leur compréhension.
 
En cette fin de siècle, il nous faut faire un constat désolant : une bonne partie de la mémoire du Monde, et une bonne partie de la culture occidentale en particulier, sont devenus illisibles. Les musées sont pleins de cette petits panneaux ou de grand retables aux sujets inconnus, de grandes toiles exposent des sujets incompréhensibles : Sainte Lucie tirée par des boeufs, Sainte Agathe aux siens coupés, Saint Pierre crucifié la tête en bas ou les trois boules d'or de notre Nicolas. L'Ancien Testament est inépuisable, quant à la mythologie gréco-latine que de sujets toujours renouvelés ! Mais qui transmet tout ce fond de culture occidentale ? Qui assure le passage de ces connaissances pour que les objets d'art restent lisibles et donc « vivants » ? L'Eglise que le faisait n'a plus les moyens, l'Ecole ne le fait pas par déontologie. Qui peut rendre lisible une partie de la beauté du monde, notre patrimoine culture ? La question n'est plus d'une éducation religieuse, la question est devenue une affaire de culture générale. Si nous n'y prenons garde, mais n'est-ce pas déjà trop tard, l'intégralité des peintures d'un musée comme les Offices de Florence sera d'ici peu illisible pour les jeunes gens.
 
Certes, nous transmettons des savoir-faire, des manipulations de matériaux et de formes mais qu'en est-il des sujets et du sens ? Toute la peinture ne se résume pas à l'abstraction ou aux philodendrons de Matisse. L'art c'est la mémoire multi-millénaire de notre civilisation qui comprend les légendaires grecs, latins, égyptiens ou chaldéens mais aussi celtes ou chrétiens. Quel est le rôle et la responsabilité de l'enseignant devant ce large héritage de l'art sacré ? Qui s'occupe de l'art sacré en tant que culture générale ?
 
Pour être ému par la beauté d'un objet il faut partager non seulement sa forme et les traces de sa fabrication comme pour le petit tigre de Bagdad, mais il faut aussi partager son sens. A quoi servait-il ? A qui était-il destiné ? Sur ces points, le tigre était muet pour moi car je ne savais rien du sens. J'étais comme ces jeunes gens, et c'est une histoire vécue, devant « Les noces de Cana » qui ne connaissaient rien de cette histoire et qui n'en regardaient qu'un banquet dont un des convives était bizarrement auréolé. La beauté est liée non seulement à une forme satisfaisante pour l'oeil, à l'émotion due à la présence perçue de l'homme dans cette forme mais aussi à la compréhension du sens. Il n'y a pas de beauté sans sens et notre modernité, peut-être notre enseignement, ont privilégié souvent la forme sur le sens. Quand les objets d'art ne sont plus que des recherches sur la formes, le risque est qu'ils ne soient que des marchandises.
 
Au fond du musée, un peu abandonnée, la petite peinture, datée de vers 1400, demande beaucoup d'attention et peut-être un peu d'effort, sa beauté discrète est fragile, l'oubli de son sens est une forme d'agonie, et les oeuvres -elles aussi- sont mortelles, surtout quand elles deviennent comme des lettres mortes. La plus belle part de l'homme c'est encore de s'émouvoir, le contraire c'est la barbarie.
LE 21.11.1996
GILBERT CROUE
816 AVENUE SAUVAIGO 06700 SAINT LAURENT DU VAR

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